Ex-voto (politiques)
Série en cours
Offrandes des croyants qui ont survécu à de dangereux incidents dépeints dans les peintures, les ex-voto sont souvent peints sur des panneaux de bois par des mains amateurs mais habiles avec des compositions bizarres. Les peintures ex-voto sont souvent visibles dans les églises et les chapelles, en particulier dans les villes portuaires. J’aime le fait qu’elles sont toutes très personnelles ainsi que leur narration. Elles résonnent avec le sujet de la mémoire qui est un thème essentiel dans mon travail qui lui-même contient souvent un sens narratif. Je me suis replongé dans mes souvenirs et j’ai sélectionné des images et des impressions marquantes qui sont associées à des événements de désastre : inondation, pandémie, drame individuel… et surtout chaos politique — en tant que Chinois, c’est avec cela que j’ai grandi et ce d’où je ne peux pas m’échapper. J’ai l’habitude des images de propagande, d’une manière similaire qu’une personne occidentale a l’habitude des images religieuses. Alors qu’un chrétien porte en lui la notion de péché et de rédemption, une personne vivant sous l’idéologie communiste a toujours comme mot d’ordre d’être reconnaissant et loyal envers le gouvernement et d’être vigilant vis-à-vis des ennemis imaginaires. Ainsi, dans ma série d’ex-voto, le concept de désastre est souvent général et non spécifique, et les éléments politiques apportent une certaine ambiguïté, car être implicite s’avère nécessaire pour celui ou celle qui vient d’un Etat totalitaire. Je suis habitué à m’exprimer artistiquement à travers des symboles, ce qui coïncide également avec les moyens d’expression des peintures religieuses. Je peins ces images sur des panneaux de bois — souvent des icônes religieuses imprimées usées que j’ai trouvées dans des bric-à-brac. Les peintures sur panneaux de bois apparaissent aux yeux du public d’abord comme des objets, et non pas simplement comme des images, apportant ainsi un sens additionnel de matérialité et d’intimité. Par ailleurs, je m’intéresse à l’idée de gratitude dans le geste votif qui fait l’éloge de la vie à la fois simple et dramatique, et à la manière dont la peinture comme médium peut être utilisée dans la vie quotidienne au-delà du marché de l’art. A notre époque chaotique contemporaine du changement climatique et des guerres, la forme artistique des peintures ex-voto peut nous aider à nous confronter à l'idée de catastrophe et de désastre et ainsi nous inciter à ouvrir notre regard sur les problèmes cruciaux du monde contre une approche de politique de l'autruche.
Ai Weiwei se faisant couper les cheveux dans un camp de réfugiés
2023
acrylique sur panneaux de bois avec cadre
49 × 59 cm
Dans son documentaire sur la crise mondiale des réfugiés Human Flow (2017), une scène brève montre Ai Weiwei se faisant couper les cheveux par un coiffeur migrant dans un camp de réfugiés en Grèce, alors que Ai est connu pour sa passion pour couper les cheveux des autres. Compte tenu du fait que Ai est lui-même dans une situation d’exil par rapport à son pays d’origine, cette scène est particulièrement intrigante et puissante.
Dans une interview, Ai Weiwei a parlé de cette scène comme un acte symbolique (au-delà du fait qu’il avait besoin d’une coupe de cheveux) : elle signifiait qu’il avait laissé définitivement des cheveux sur ce sol et que ceux-ci ne reviendraient jamais à lui.
Le drone dans la peinture se réfère aux scènes filmées avec un drone dans Human Flow, ce qui a soulevé des débats sur le problème éthique de la « hauteur de drone » contre la hauteur humaine.
« Yi ke sai ting » — Un Canoë de course
Une parodie de Peter Doig
2022
huile sur panneau de bois
35 × 45 cm
Mes souvenirs d’enfance de l’été sont pleins d’images d’inondations à la télévision. Ayant grandi au bord du fleuve Yangtsé, je trouvais ces images particulièrement saisissantes. Contrairement à la scène politique actuelle où la couverture des inondations est centrée sur des plans de vue d’ensemble des inondations pris par des drones (comme s’il s’agissait de chaînes de voyage diffusant des beaux paysages) et est marquée par l’absence du président, les désastres naturels constituaient auparavant une opportunité pour le Parti Communiste de démontrer sa grandeur et sa justesse dans la conduite du combat contre les inondations.
La scène de l’ancien président Jiang Zemin inspectant les zones inondées est exemplaire de cette manière de développer la propagande à partir des désastres naturels. La sainteté de cette image célèbre rappelle la tradition latine des peintures ex-voto. En France, on trouve souvent sur les peintures votives l’inscription “ex-voto”, alors qu’en Italie l’inscription P.G.R ou G.R – (Per) Grazia Ricevuta – est souvent utilisée.
J’ai simulé le vieux logo de CCTV (Télévision Centrale de Chine) en remplaçant ses lettres avec P, G, R, les lettres P et G se chevauchant. L’image d’un petit bateau sur l’étendue d’eau immense m’a aussi naturellement rappelé les peintures de canoës de Peter Doig. J’ai imité la composition et certains coups de pinceau de l’œuvre de Doig, ajoutant la saveur de la peinture traditionnelle de paysage chinoise (shanshui), avec le ton jaune-marron de la peinture shanshui (causé par l’exposition à la lumière et à l’humidité au cours du temps) rappelant la couleur des inondations bourbeuses. Par ailleurs, conformément à la règle de la représentation des personnages dans la peinture traditionnelle chinoise, la taille de Jiang Zemin est agrandie (et le jeune Wen Jiabao à ses côtés est le deuxième en ordre de taille).
La dernière décennie a vu se développer une sous-culture parmi un certain nombre d’internautes chinois idéalisant Jiang Zemin en plaisantant ou bien ironiquement, largement stimulée par l’immense frustration en lien avec l’environnement politique étouffant actuel. Le style occidental et spontané de Jiang semble bien plus préférable en comparaison et est devenu une source inépuisable de nombreux mèmes et de slang sur internet (souvent absurdes). Par exemple, Jiang a fait un jour une remarque en anglais : « Exciting! » Ainsi, la translitération chinoise 一颗赛艇 (yi ke sai ting), signifiant «-un canoë de course », est devenue un mot-clé de cette sous-culture (c’est aussi le titre de ma peinture). Le nom de famille Jiang 江 signifiant « fleuve » en chinois, le canoë de course contient un certain sens dadaïste. Les internautes ont aussi hybridisé des dictons ou des poèmes anciens avec des phrases de Jiang. Par exemple, en changeant 水能载舟,亦能覆舟 «-L’eau peut porter le bateau, mais elle peut aussi renverser le bateau » — une expression célèbre décrivant la relation entre le souverain et le peuple — en 水能载舟,亦可赛艇 « L’eau peut porter le bateau, mais elle peut aussi avoir une course de canoë (c’est-à-dire « yi ke sai ting » ou « exciting »). »
Il y a d’autres références à cette sous-culture dans ma peinture : le nombre PLUS1S écrit sur le bateau se réfère au slang « +1s » ou « rallonger d’une seconde », une action collective humoristique sur internet pour « faire don » d’une seconde de sa vie à Jiang afin de prolonger sa vie à l’infini (ce qui n'a finalement pas marché, puisque Jiang est décédé le 30 novembre 2022 à l'âge de 96 ans). La montre sur le poignet de Jiang est une autre référence : porter une montre se dit « daibiao 戴表 », ce qui a la même prononciation que le mot « représenter », et la théorie socio-politique directrice de Jiang est appelée « Les Trois Représentations ».
You Are a Disaster !
2024
huile sur bois avec cadre
25 × 28 cm
En octobre 1995, Bill Clinton et Boris Yeltsin ont donné une conférence de presse conjointe à la Maison Blanche. Yeltsin a commencé en disant aux journalistes : « Ce que vous écriviez c’est que ma rencontre aujourd’hui avec le président Bill Clinton allait être un désastre. Eh bien, maintenant pour la première fois, je peux vous dire que c’est vous qui êtes un désastre. » En entendant cela, Clinton a éclaté de rire, d’un long rire débridé et incontrôlable. En réalité, ce qui a causé le fou rire de Clinton c’est la traduction erronée de l’interprète : Yeltsin a en fait dit « Vous avez échoué (dans vos prognostics) » et non pas qu’ils étaient un « désastre ». Cependant, ce « désastreux » incident diplomatique a débordé d’une atmosphère enjouée, détendue et amicale, contrastant dramatiquement avec la scène politique actuelle.
Lettre d’une prison de Téhéran
2023
acrylique sur deux panneaux avec cadre
66 × 46 cm
Mon amie Wu Qin (auteure et activiste) a été arrêtée à Canton en novembre 2022 avec plusieurs de ses amis. Après un interrogatoire de 24 heures, elle a été condamnée à une peine de quinze jours en détention pour avoir « cherché le conflit et la provocation » — un compromis dû à la politique anti-Covid extrêmement stricte à ce moment-là : pendant deux mois son application anti-Covid avait montré des notifications sous forme de pop-up (comme représenté dans la deuxième image), ce qui l’avait empêchée de rentrer chez elle; même la police de la Sécurité Intérieure qui avait exécuté l’arrestation intra-province ne pouvait pas la ramener à Pékin pour l’interrogatoire et la détention. C’est pourquoi ils ont géré son dossier précipitamment, car ils prenaient eux-même aussi le risque de ne pas pouvoir quitter Canton. A cause de la politique anti-Covid, il était aussi difficile pour le centre de détention local de la faire rentrer à l’intérieur, et la peine fut donc suspendue. Suite à cela, elle est allée se cacher sur l’île de Hainan où elle a écrit son histoire sous forme de lettre — transformée dans le contexte iranien à ce moment-là avec les altérations nécessaires des noms et des lieux — et l’a publiée sur plusieurs plateformes en ligne. La censure chinoise de l’internet n’a pas réussi à identifier l’histoire et elle a été donc largement diffusée, jusqu’à ce qu’elle révèle finalement la réelle histoire déguisée en histoire iranienne après qu’elle ait fui la Chine. Si elle a décidé de rendre son histoire publique, « ce n’est pas seulement du fait de la responsabilité en tant que témoin de l’histoire — tous ceux qui ont fait face à la persécution politique dans cette vague de répression ont perdu leur voix — mais aussi parce que si je devais continuer à utiliser une métaphore, mon traumatisme resterait une blessure ouverte, incapable de guérir. »
Kirill Serebrennikov montant son film « Leto » sous assignation à résidence
2024
huile sur panneau de bois avec cadre de fenêtre
51 × 43 cm
En août 2017, persécuté par le régime russe, Kill Serebrennikov a été assigné à résidence pendant un an et demi. Durant cette période, il a monté Leto (L’été, un film sur la scène rock underground de Léningrad au début des années 1980, représentant le jeune Viktor Tsoï comme l’un des personnages principaux). Le film a connu un grand succès à Cannes mais le réalisateur n’a pas pu être présent à l’avant-première.
Dans ma peinture, le poster sur la porte est tiré d’une scène dans un clip d’une chanson de Tsoï intitulée « Ferme la porte derrière moi, je m’en vais ». J’ai juxtaposé l’image avec le logo du Gogol Centre où Serebrennikov a travaillé comme directeur artistique jusqu’en 2012. Le centre a été forcé de fermer en 2022.
Les phrases en rouge écrites sur le journal Pravda affiché au mur veulent dire « ceci n’est pas arrivé » — dans plusieurs séquences de Leto un personnage dit au public avec des mots écrits ou dans un monologue « ceci n’est pas arrivé » quand l’atmosphère devient trop déchaînée.
L’image sur la tasse sur le bureau est tirée d’une photographie de Ren Hang. Kirill Serebrennikov a dirigé une pièce de théâtre intitulée Outside en 2019 sur ce jeune artiste chinois décédé prématurément.
J’ai rencontré Kirill Serebrennikov en janvier 2025 et lui ai montré cette peinture, et il a généreusement signé son nom sur le cadre (en se trompant de date).
JLG en GiLet Jaune
2021
huile sur panneau en bois
35 × 25 cm
En avril 2020, pendant le premier confinement suite à l’épidémie de Covid-19, j’ai regardé l’interview en direct sur Instagram de Jean-Luc Godard. N’étant pas familier de la plateforme, j’ai été quelque peu distrait par les commentaires qui défilaient sur l’écran, et j’ai remarqué qu’environ un tiers d’entre eux était en chinois. Le jour suivant, une absurde fausse transcription de l’interview s’était propagée sur les médias sociaux chinois. En même temps, des vendeurs sur Taobao promouvaient le même gilet vert que Godard portait pendant l’interview. C’est ce qui m’a donné l’idée de représenter Godard en gilet jaune, car il avait dit une fois dans une interview qu’il pensait faire un film sur le mouvement des Gilets Jaunes. Plus tard, j’ai appris que le jaune est aussi la couleur du pavillon jaune, le drapeau de quarantaine sur les bateaux.
La main est une référence et un écho à la main de Saint Jean-Baptiste peinte par Léonard de Vinci pointant du doigt le ciel. Godard a aussi cité cette main dans son film Le Livre d’image.
J’ai associé mes initiales à celles de Godard dans la signature. HMJ peut aussi être l’abréviation de « huang majia 黄马甲 », « gilet jaune » en chinois.
Ceci n'est pas une feuille blanche
2023
acrylique sur tableau noir avec cadre et ficelle
55 × 60 cm
Fin novembre 2022, un mouvement de protestation contre la politique extrême « zéro Covid » a éclaté dans plusieurs villes en Chine. Les manifestants ont brandi des feuilles de papier blanc, symbolisant la censure et l'évidence de leurs revendications. La « Révolution A4 » m'a inspiré ce chevauchement entre le surréalisme de Magritte et le surréalisme de la censure autoritaire.
Liu Xiaobo — En flammes
2023
huile sur panneau de bois
38 × 29 cm
Après mon arrestation en décembre 2017 (pour avoir peint une chaise bleue vide — un hommage au Prix Nobel de la Paix Liu Xiaobo — dans une peinture murale à la biennale de Shenzhen en Chine), la police m’a fouillé et a inspecté mes affaires. Un homme de la Sécurité Nationale a sorti mon appareil photo de son sac, et j’ai vu une petite pile de flyers pliés en-dessous. J’ai soudain réalisé que c’étaient les flyers en soutien à Liu Xiaobo que j’avais reçus accidentellement par une amie quelques jours auparavant. Ils n’avaient rien à voir avec la chaise bleue que j’avais peinte et je les avais mis par hasard dans la sacoche de mon appareil photo et je les avais oubliés. Alors que j’essayais d’inventer rapidement une histoire pour expliquer comment j’avais obtenu ces flyers, je regardais en silence l’homme les retirer du sac. Il jeta un coup d’œil, et avec une légère hésitation, il les remit dans la sacoche sans les déplier — il était trop intrigué de vérifier les photos numériques dans mon appareil photo, et il omit ainsi la « preuve » matérielle qu’il cherchait si avidement. Six jours plus tard, je sortais du centre de détention avec ma sacoche d’appareil photo, et avec les flyers toujours dedans. S’ils avaient été découverts, cela aurait été une affaire beaucoup plus grave, et je ne m’en serais pas sorti avec quelques jours de détention. J’ai acheté un briquet, je suis retourné dans ma chambre d’hôtel et j’ai brûlé les flyers dans la salle de bain. A première vue, les flyers semblaient être des cartes de Noël, avec l’image d’une tête de Père Noël dans un style de pop art, alors qu’il s’agissait en fait de Liu Xiaobo coiffé d’un chapeau de Père Noël, avec « Joyeux anniversaire » imprimé en chinois et en anglais sur l’image — l’anniversaire de Liu était pendant les vacances de Noël, et sa condamnation à 11 ans de prison fut annoncée le jour de Noël en 2009 (les dissidents sont souvent jugés pendant les vacances de Noël quand l’Occident est en période de fête et prête donc peu attention à la Chine). La flamme a progressivement avalé cette figure de Père Noël, et j’ai réalisé que Noël allait arriver dans quatre jours, et trois jours plus tard cela serait l’anniversaire de Liu, seulement il ne pourrait plus jamais le fêter.
Toutes ces années, j’ai regretté d’avoir brûlé les flyers (je n’ai même pas pris l’image en photo). Désormais je peux enfin tourner la page de mon regret en faisant une peinture de la scène qui a été gravée dans ma mémoire si profondément.
Brosse à dents
Souvenir du centre de détention, 2017
Après que j’ai été arrêté en décembre 2017 (pour avoir peint une chaise bleue vide — un hommage au dissident Liu Xiaobo — dans une peinture murale à une biennale), j’ai été transféré dans un centre de détention pour « trouble à l’ordre public ». La première nuit, je me suis trouvé dans l’impossibilité de me brosser les dents — les biens de première nécessité devaient être achetés auprès du centre de détention mais je n’avais pas d’argent sur moi quand j’ai été arrêté. J’ai donc dû mettre un peu de dentifrice que j’ai emprunté à un codétenu sur mon doigt pour me brosser les dents. Le lendemain, ayant remarqué la situation dans laquelle je me trouvais, un codétenu m’a acheté une brosse à dent. Cette brosse à dent est devenue le seul souvenir que j’ai ramené du centre de détention.